LOPPSI : la censure d'État est adoptée en France
08 Jan 2011Titre initial : LOPPSI : la censure d’État bientôt adoptée en France
Censure d’État
Le Sénat s’apprête à voter en seconde lecture (à partir du 18 janvier) le projet de loi LOPPSI, comportant un article 4 qui instaure la censure des sites web dictée par le ministère de l’intérieur. Cette censure d’État va être acceptée au prétexte de la lutte contre la pédopornographie, contre laquelle elle est totalement inefficace.
- (18/01/2011) Le Sénat vient de valider l’article 4 en l’état.
- (10/03/2011) Le Conseil Constitutionnel n’a pas censuré l’article 4 (il a censuré 13 autres articles), il a donc validé la censure gouvernementale d’Internet en France.
- (25/07/2012) Loppsi : le décret sur le blocage des sites sans juge est abandonné (ouf).
L’association de protection de l’enfance « L’Ange Bleu », luttant contre la pédophilie, ne s’y est pas trompée : elle considère que la LOPPSI utilise la protection de l’enfance comme cheval de Troie du filtrage généralisé d’Internet.
Dans le but de contourner la justice, le gouvernement a refusé tous les amendements obligeant l’intervention de l’autorité judiciaire. Ce refus a évidemment été très difficile à justifier, et les explications données ont valu un prix Busiris à Éric Ciotti, rapporteur du projet de loi à l’Assemblée Nationale.
Conseil Constitutionnel
Plusieurs députés de droite comme de gauche ont rappelé dans l’hémicycle qu’un filtrage sans décision de l’autorité judiciaire serait anticonstitutionnel.
En effet, dans sa décision historique du 10 juin 2009 (qui censure la loi Hadopi 1), le Conseil Constitutionnel a affirmé qu’une restriction de l’accès à Internet était une restriction de la liberté d’expression, et donc qu’elle ne pouvait être autorisée que par un juge (considérant 12) :
Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : “La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi” ; qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services ;
Pour expliquer que la suppression du juge n’était pas, selon lui, anticonstitutionnelle, Éric Ciotti a tenté de faire croire que le filtrage proposé par l’article 4 de la LOPPSI ne restreignait pas la liberté d’expression, contrairement à la coupure d’accès de l’HADOPI. Voici son discours à l’Assemblée Nationale :
Vous avez fait référence à la jurisprudence du Conseil constitutionnel concernant la loi HADOPI, qui privilégie l’intervention du juge plutôt que celle de l’autorité administrative pour bloquer les accès à internet. Nous sommes ici dans une situation fondamentalement différente.
Que dit la jurisprudence HADOPI ? Le Conseil constitutionnel a estimé que bloquer l’accès global à internet d’un particulier était contraire aux libertés individuelles fondamentales. C’est la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
À présent, nous sommes dans un cas totalement différent. Il ne s’agit pas de bloquer de façon systématique l’accès à internet d’un particulier, mais de bloquer des pages illégales dont la consultation est également illégale. La publication de ces pages constitue un délit, mais leur consultation aussi.
La mesure envisagée ne va donc pas priver l’internaute d’un espace de liberté, mais l’empêcher de commettre un acte illégal.
Cette démonstration est composée de deux arguments.
Le premier est que la LOPPSI ne met en place qu’un blocage d’un ou plusieurs sites, là où l’HADOPI demandait la coupure complète de l’accès. Ainsi, le filtrage serait bien moins important. Mais il faut bien voir que la restriction de la liberté d’expression et de communication concerne la personne à qui cette restriction s’applique (c’est évident, mais apparemment il est nécessaire de l’expliciter) : lorsqu’un site est bloqué, c’est la liberté d’expression de celui qui s’exprime sur le site qui est restreinte, pas celle des “lecteurs”. Ainsi, si Mediapart.fr (au hasard) se trouve bloqué, certes pour les internautes ce n’est qu’un seul site inaccessible, mais pour les auteurs de Mediapart c’est une restriction de leur liberté d’expression. Cette restriction doit donc être décidée par un juge.
Avec la même logique fallacieuse, on parvient d’ailleurs à démontrer exactement le contraire : la coupure d’accès de l’HADOPI est beaucoup moins importante que le blocage d’un site par la LOPPSI. En effet, pour les auteurs de Mediapart, la coupure d’accès d’un internaute n’est pas une atteinte à leur liberté d’expression, puisque seul un internaute ne parviendra pas à accéder à leur site. Par contre le blocage de leur site est un blocage complet, qui empêchera à l’ensemble des internautes d’y accéder.
Le second argument avancé est qu’il ne s’agit que de bloquer des pages illégales, ce qui ne serait donc pas une restriction de la liberté d’expression. Mais c’est à un juge de décider de la légalité d’un contenu, pas au ministère de l’intérieur !
Même si son argumentation est fausse, Éric Ciotti n’a fait aucune erreur. Son but n’est pas de parvenir à une solution réfléchie et équilibrée : il veut simplement éviter l’autorité judiciaire.
Le juge dérange
Ce n’est pas un hasard si le gouvernement s’obstine tant à supprimer l’autorité judiciaire. Notez que ce débat est très lié à celui de la neutralité du net, où les opposants veulent limiter la neutralité aux seuls “contenus licites”. Comprenez “contenus dont la licéité aura été décidée par une entreprise privée ou par un gouvernement, pas par la justice” (la justice n’est pas appliquée par des algorithmes dans les routeurs).
Il y a principalement deux raisons à cela : l’extension future du filtrage et la censure politique.
Extension du filtrage
La première raison est d’instaurer un filtrage administratif pour une raison quelconque (de préférence, quelque chose que tout le monde condamne, comme la pédopornographie), pour pouvoir l’étendre ensuite à d’autres domaines où l’intervention d’un juge poserait problème (car il n’autoriserait pas un tel filtrage).
En particulier, le 7 janvier 2010, dans ses vœux au monde de la culture, Nicolas Sarkozy a promis le filtrage aux industries du divertissement :
Plus on pourra dépolluer automatiquement les réseaux et les serveurs de toutes les sources de piratage, moins il sera nécessaire de recourir à des mesures pesant sur les internautes. […] Il faut donc expérimenter sans délai les dispositifs de filtrage.
D’ailleurs, Éric Ciotti lui-même ne dément pas l’extension future du filtrage.
Censure politique
La seconde raison est de mettre en place une architecture permettant de censurer les contenus dérangeant le pouvoir en place.
C’est ce qui s’est passé en Australie, où la liste noire secrète (qui a fuité sur Wikileaks) ne contenait que 32% de sites effectivement pédopornographiques, ou en Thaïlande, où des sites bloqués portaient la mention “lese majeste”. Comme le dit Wikileaks :
History shows that secret censorship systems, whatever their original intent, are invariably corrupted into anti-democratic behavior
Alors bien sûr, j’en entends déjà certains : « mais tu es parano, nous sommes en France, pas en Australie ou en Thaïlande, nous sommes en démocratie, dans le pays des Droits de l’Homme ». Au passage, un élément fondamental de la démocratie est la séparation des pouvoirs. Lorsque le ministère de l’intérieur a le pouvoir de limiter la liberté d’expression, il empiète sur le pouvoir judiciaire.
Mais plus concrètement, trois évènements récents nous rappellent les risques de dérives, même (les mauvaises langues diront “surtout”) de la part d’un gouvernement français.
Le premier concerne les propos de Brice Hortefeux qui lui ont valu une condamnation pour injure raciale, suivie de la violente réaction anti-Internet de la part de l’UMP.
Le deuxième, c’est la diffusion des enregistrements dans l’affaire Woerth-Bettencourt, que le gouvernement s’est empressé de dénoncer (voir à ce sujet l’émission d’Arrêt sur Images consacrée à l’affaire Bettencourt si vous y êtes abonnés). Mediapart.fr aurait-il été censuré si la LOPPSI avait été opérationnelle ? Je ne sais pas.
Le troisième, c’est la fuite des câbles diplomatiques par Wikileaks. Là au moins, c’est clair, Wikileaks aurait été censuré : WikiLeaks et la censure politique d’Internet: nous voila prévenus !
Si ce texte de loi est validé en l’état, il est fort possible que nous vivions demain ce qui se passe en Tunisie aujourd’hui (où « officiellement, la censure ne concerne que le terrorisme et la pornographie »). [Ce billet a été rédigé avant la chute du dictateur tunisien Ben Ali.]
- (17/01/2011) Cette censure politique est à apprécier au regard des récentes déclarations du CSA, qui veut imposer le filtrage des sites non labellisés, comme l’a fait Berlusconi en Italie.
- (06/04/2011) Une députée UMP soutient cette proposition.
- (15/06/2011) Un projet de décret veut soumettre tout Internet à la censure gouvernementale.
- (07/07/2011) Un ancien ministre UMP veut carrément une Haute Autorité [de censure] du net.
Information des citoyens
Malgré l’extrême gravité de l’instauration d’une censure dictée par le ministère de l’intérieur, une majorité du citoyens n’a jamais entendu parler de ce projet de loi dans les médias traditionnels (TV et radio), qui sont restés bien silencieux.
Si les 20h de TF1 et de France 2 ont effectivement évoqué le projet de loi LOPPSI pendant les débats à l’Assemblée Nationale, c’était simplement pour mentionner qu’un article assouplit le permis de conduire à points. Bien maigre information par rapport aux enjeux de ce texte. Lors du vote en première lecture, TF1 a même été accusé de manquement à l’honnêteté de l’information.
Sur le web, en revanche, l’article 4 provoque un tollé. Bien évidemment de la part des associations comme La Quadrature du Net, très en pointe pour défendre les libertés fondamentales sur Internet, Reporters sans frontières ou encore L’Ange Bleu (citée plus haut). Les critiques fusent également du côté des sites d’information spécialisés comme PC INpact et Numerama, mais aussi sur ReadWriteWeb ainsi que sur les réseaux sociaux et sur les blogs de milliers de citoyens.
La presse en ligne a également publié quelques articles dénonçant cette censure :
- Loppsi 2: “Les dictateurs en ont rêvé, Sarkozy l’a fait” (LExpress.fr)
- Tout le monde a peur de la LOPPSI (NouvelObs.com)
- L’Assemblée nationale valide le filtrage du web (NouvelObs.com)
- La loi LOPPSI est un pied dans la porte vers une censure gouvernementale de l’Internet (LeMonde.fr)
- LOPPSI 2 donne les pleins pouvoirs au ministère de l’Intérieur pour censurer le Net (20minutes.fr)
- LOPPSI 2: une loi extrêmement dangereuse et régressive (Liberation.fr)
Le décalage entre les informations fournies par les médias traditionnels et les médias en ligne est flagrant. Les causes profondes de la volonté de contrôler et de censurer l’information sur le Net ne sont certainement pas à chercher bien loin.
Conclusion
En conclusion, je souhaite faire passer 3 messages :
- Aux membres du Sénat : supprimez l’article 4, ou au moins rétablissez l’intervention du juge.
- Aux membres du Conseil Constitutionnel : Déclarez l’article 4 non conforme à la Constitution.
- Aux citoyens : Informez-vous sur le Net.
À lire également
Je vous recommande ces billets d’Edwy Plenel :
- En défense d’Internet et de WikiLeaks (1): nous autres, barbares…
- En défense d’Internet et de WikiLeaks (2): la question démocratique
- En défense d’Internet et de WikiLeaks (3): la révolution numérique
- En défense d’Internet et de WikiLeaks (4): politique de la relation
Remarque
(EDIT 18/01/2011) Je n’ai parlé ici que de l’article 4, mais beaucoup d’autres articles de la LOPPSI sont décriés. Dans ce projet, l’exécutif use de son influence sur le législatif pour affaiblir le judiciaire, ce qui remet violemment en cause la séparation des pouvoirs. Lire par exemple la tribune d’Eva Joly et Sandrine Bélier sur Rue89 : La Loppsi 2 n’est pas notre France.
[…] This post was mentioned on Twitter by loppsi-hadopi, rogdham. rogdham said: ♺ @rom1v: #LOPPSI : la #censure d’État bientôt adoptée en France http://is.gd/kmfuM […]